Les canotiers ne craignaient aucun monstre autant que la « sciegouine des mers », sorte de poisson-scie pourvu de dents sur tout le dessus de son corps et capable de scier le bois et le fer. Ce poisson fabuleux coupait les embarcations d’un bord à l’autre par le milieu et les hommes se retrouvaient à l’eau.
Ce n ’est pas d ’hier qu’elle fit son apparition, puisque les premiers Européens qui franchirent les mers en direction de l’Amérique la rencontrèrent dès le XVIIe siècle. La sciegouine s’amenait à grande vitesse, toujours en ligne droite, le dos hérissé de dents qui traçaient une raie blanche sur l’eau. Elle commençait par filer comme une comète en passant juste à l’avant ou à l’arrière de l’embarcation. Aussitôt, les mariniers criaient : « Attention, v’là une sciegouine des mers qui prend ses mires ! » Et vilement, ils redressaient l ’embarcation pour lui mettre le nez dans le sens des passages de la sciegouine, car, c ’était connu, ce dangereux poisson ne faisait jamais plus que trois aller et retour pour s’attaquer à une embarcation. Si la sciegouine ne réussissait pas à l’attraper sur son trajet, elle disparaissait dans les profondeurs des eaux. Lorsqu’une sciegouine atteignait son but, elle repartait sans s’en prendre aux autres embarcations témoins de son passage. Mais il fut une époque où il était presque impossible de s’en défaire, car les sciegouines attaquaient à plusieurs à la fois. C’est du moins ce que l’on supposa lorsque les restes de deux ou trois bâtiments furent retrouvés après un même carnage. Malheureusement, il ne restait plus âme qui vive pour en témoigner.
Les dernières fois que la sciegouine s’est manifestée, c’est durant la prohibition, vers 1918, alors que des contrebandiers faisaient le commerce de l’alcool avec les gens des îles Saint-Pierre-et-Miquelon. À plusieurs reprises, des capitaines payés par des trafiquants pour transporter des canisses de boisson forte ne revinrent jamais avec leur chargement. D’autres capitaines ramenaient alors la « mauvaise nouvelle » à celui qui attendait sa marchandise : « C’est bien terrible, disaient-ils, ce qui leur est arrivé, à l’entrée du golfe, ils ont rencontré une sciegouine des mers qui a débité leur bateau en morceaux et tout le chargement s’est perdu dans la mer. »
Légendes de la Côte-Nord, Éditions J.C. Dupont 1996.
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