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L’Hiver des corneilles

 


Adélard Lambert
Légendes franco-américaines – 1912

Après deux semaines d’une température maussade de fin d’hiver, le printemps nous revenait avec un sourire joyeux et caressant. Les rayons réchauffants du soleil, qui dans ce laps de temps, n’était apparu qu’à de rares intervalles, et s’était montré avare de ses douceurs, venaient enfin nous donner la douce sensation qu’on se rattachait de nouveau à la vie, avec plus d’ardeur que jamais. Un matin, mon oncle qui avait été envoyé en commission, acheter les provisions pour le besoin de la journée, nous dit en entrant :

« Va faire beau encore aujourd’hui, mais ça ne sera pas long avant que d’avoir du mauvais temps, car j’ai vu trois corneilles qui viennent de passer, s’en retournant a tire d’aile dans la direction du sud, elles semblent être poursuivies de près par quelques fantômes invisibles. »

Elles annoncent en passant « la petite hiver », dit ma tante Rose, et elle ajouta : «Pauvres corneilles, c’est payer bien cher une incartade, et un oublie ; et dire qu’elles sont condamnées a subir cette humiliation tant que le monde existera». J’entendis cette remarque, mais je partais à l’instant pour ma journée de travail, bien décidé toutefois a mon retour le soir de trouver un moyen de me faire expliquer ces paroles qui me promettaient du nouveau, et qui n’étaient pas sans avoir éveillé ma curiosité.

Après le repas du soir, je m’empressai de questionner ma tante sur l’allusion du matin, et pourquoi les corneilles devaient-elles souffrir cette humiliation tant que le monde devait exister. C’est une vieille, vieille histoire, dit ma tante, mais puisque tu sembles l’ignorer je veux bien te la raconter ; et dans les regards de ma tante Rose se lisait le contentement, une orgueilleuse et légitime satisfaction, en voyant tous les siens se grouper, s’empresser autour d’elle, pour écouter encore une fois, avec une religieuse attention, ses intéressantes petites légendes.

Vous savez, dit-elle, après que Noé eut travaille cent ans a construire I’Arche sous les yeux de tous, il y entra avec sa famille, et, toujours d’après les ordres de Dieu il y fit entrer les représentants de toutes les espèces d’animaux qui existaient sur la surface de la terre. Alors l’histoire nous dit : que l’eau tomba du ciel a torrents et s’éleva au-dessus des plus hautes montagnes. Tous les êtres animés sur terre périrent, et l’arche se soulevait toujours et se balançait tranquillement sur les flots. Après plusieurs mois Noé voulut s’assurer si l’eau s’était retirée. Il ouvrit la fenêtre de l’arche, et lâcha le corbeau, qui ne revint pas.

L’on assure que n’écoutant que ces instincts sanguinaires, le malheureux corbeau s’acharnait a déchiqueter les corps morts qui flottaient ici et là sur la surface de l’eau.

En deux fois, Noé lâcha la colombe, qui revint la deuxième fois, portant dans son bec un rameau d’olivier, annonçant aux habitants de l’Arche, que l’eau s’était enfin retirée. Noé bénit la colombe, pour avoir été fidèle a sa mission, et la colombe fut, et est encore aujourd’hui I’oiseau chéri, et aime de tous. II maudit le corbeau d’avoir manque de lui faire rapport de l’avoir trompé.

Remarquez encore dit ma tante : que l’histoire nous apprend qu’avant la malédiction de Noé, le corbeau était l’oiseau favori des hommes ; son chant était doux, mélodieux, son plumage des plus rares et de toute beauté. Après la malédiction il devint noir et son chant ne fut plus qu’un son rauque et ahurissant. Le lendemain, Noé fit sortir les animaux de l’arche, les faisant défiler devant lui. Encore sous l’effet du ressentiment éprouve a sa volonté outragée, il arrête au passage la corneille et lui dit :

« Toi et ton congénère le corbeau, serez condamnés a voyager continuellement sans repos, vos gouts seront voraces et sanguinaires, vos voix une suite de cris, de lamentations. Les éléments même se révolteront a votre approche et vous poursuivront de leur rigoureux courroux. »

La Corneille s’enfuit en poussant des cris lamentables, poursuivie pendant quel — que temps par toute la gente ailée, et prit une direction isolée. Longtemps elle erra, seule, abandonnée, cherchant a s’isoler de plus en plus, de tout lieu qui lui représentait les charmes de la vie, se nourrissant de lambeaux de cadavres que les eaux avaient laissés ici et la en se retirant. Un jour elle rencontra le corbeau occupe a satisfaire ses gouts voraces en dépeçant le restant d’une carcasse d’un animal étendu sur le sol encore détrempé. Les deux oiseaux se sachant pourchassés et n’attendant plus rien de l’amitié de l’homme se lièrent dans leur malheur, et s’enfuirent, s’enfonçant toujours de plus en plus dans le vide, dans la direction du Nord.

Après plusieurs jours d’un voyage pénible, trainant le remord et la tristesse, ils arrivèrent dans un endroit ou tout leur paraissait pour le mieux. À perte de vue s’étendaient des bois de pins et sapins verts gigantesques, qui semblaient les inviter, et leur offrir un refuge sur et tranquille, contre tout ce qui existait dans le reste de la création. Le sol était couvert d’une mince couche de neige, comme une belle nappe blanche, qui ajoutait au décor féerique de cette terre hospitalière. À de rares endroits la terre perçait sous le travail des rayons d’un soleil ardent. Tout souriait à nos deux voyageurs égarés, enfin ils pensaient pouvoir vivre en paix, loin de tout voisinage de I’homme.

L’histoire ne le dit pas, dit ma tante Rose, mais il est tout probable que ce lieu idéal devait être notre cher beau Canada.

Le lendemain de leur arrivée dans cet endroit charmant, nos deux voyageurs éprouvèrent un réveil terrible, comme si l’apparition de ces deux intrus eut soulevé la nature entière, dans ce lieu où quelques heures auparavant tout semblait respirer repos et tranquillité. Durant la nuit le ciel se couvrit d’épais nuages noirs, et la tempête éclata avec une fureur implacable. Un froid sibérien avait succédé à la douce et engageante température de la veille. La neige tombait abondante, poussée par rafales par un vent violent, tourbillonnant en tout sens, semblant vouloir tout envelopper tout détruire sur son passage ; de sinistres sifflements et d’horribles rugissements tour à tour se faisant entendre, et comme l’avait dit Noé, les éléments déchaînés se révoltaient, et s’élevaient pour protester contre l’apparition de ces oiseaux de mauvais augure, qui étaient marqués du sceau de la malédiction de l’homme, le représentant de Dieu sur la terre.

Tous les ans, depuis, tous les printemps, trompées par l’apparence, les corneilles se dirigent en toute hâte vers les régions du Nord, et toujours à la première apparition des corneilles les éléments se soulèvent avec furie pour protester contre leur arrivée dans ses parages, leur font subir cet affront et cette humiliation selon la volonté de Dieu exprimée par les paroles de son serviteur Noé.

Ce qui vous prouve avec évidence, acheva ma tante, dans une petite remontrance, que si la colère de Dieu s’appesantit sur de simples oiseaux inoffensifs, que doit-on penser des châtiments terribles qui attendent l’homme, qui, sans cesse insulte et méprise les représentants de ce même Dieu de toute bonté miséricordieuse.

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